Spencer City - Vendredi 2 juillet - 21 h.



Vivant, Dave Greenburg l'était encore deux heures et demi plus tôt. Au moment où la voiture de William Farrow pénétrait dans Spencer City. Il était vingt et une heures.
Jean somnolait doucement. Il lui envoya un coup de coude dans les côtes. Elle sursauta.
"On est arrivé ?"
Dit-elle en se frottant les yeux.
William freina brutalement au milieu de la chaussée, descendit de voiture, et fit le tour pour ouvrir la portière de Jean. Il fit la révérence.
"Oui, nous sommes arrivés, Miss Baker."
D'un geste large, il embrassa l'ensemble de la rue déserte.
"Chose promise, chose due. Moi William Farrow, de par les pouvoirs qui me sont conférés par mon état de fils du maire de cette ville, j'ai l'honneur et l'avantage de vous offrir Spencer City."
Jean gloussa.
"Il n'y a pas de quoi rire, tu sais. Cette ville, à compter de cette minute est vraiment à ton entière disposition."
Jean lui lança un regard réprobateur.
"Tu ne devrais pas laisser la voiture au milieu de la rue. Si une voiture de patrouille, ou..."
"Il n'y a ni voiture de patrouille, ni flic, ni rien du tout pour nous emmerder, Jean. Tu peux comprendre ça ? Nous sommes seuls, à part quelques personnes dans le quartier résidentiel, seuls dans cette ville pourrie de vide. Cette ville où mon pourri de père est le maire. Tu comprends ?"
"Pas très bien, par contre ce que je comprends très bien, c'est que je meurs de faim et de soif."
Elle eut une mimique expressive.
"Mais je pense que si tout est comme tu le dis, j'ai intérêt à oublier mon estomac."
Pour toute réponse, William se contenta d'indiquer un bar à l'enseigne allumée. La main dans la main, ils se dirigèrent vers l'établissement.
Le local était désert. A l'exception d'un unique consommateur figé sur un tabouret, comme un mannequin de cire. Il ne se retourna même pas quand William en s'approchant du poivrot solitaire pour lui taper sur l'épaule.
"Ca va William ?"
Dit Trent, sans bouger.
Un instant, les deux garçons se dévisagèrent, par l'intermédiaire de la glace murale, de l'autre côté du comptoir.
"Tu nous paies un coup ?"
Demanda William.
"Tout ce que vous voulez."
Répondit Trent d'une voix de scie à métaux.
"A condition que tu me présentes la fille."
"Elle s'appelle Jean, on ne la présente pas. On la vole ou on l'achète."
Trent émis un petit ricanement amer.
"Alors elle est comme moi. Moi je suis loué, pas encore acheté, mais ça ne devrait pas tarder."
William leva un sourcil étonné.
"Qu'est-ce qui se passe, Trent, T'as pas le moral ou quoi ? Jean, ça c'est Trent, mon copain d'enfance."
"Ce qui se passe ? C'est que j'en ai marre, William, marre de cette putain de ville morte, marre de ton putain de père. Marre de jouer pour dix dollars la nuit, le rôle d'un joyeux ivrogne dans un drugstore de troisième zone. Et tout ça pour qu'un éventuel commis voyageur, de passage ici, ait l'impression que tout fonctionne bien et ne risque pas d'aller porter le pet ailleurs."
"Si ça peut t'aider, je pourrai toujours demander à mon père d'augmenter ta prime."
"C'est pas ça, William. C'est plus comme avant, c'est tout."
Il haussa les épaules.
"Tu te souviens comment c'était avant, avant que tu partes à l'université ? Tu saisis, la ville, le bruit, les bagnoles, tu te souviens ? Les filles ! Je ne te parle pas de machins comme ça !"
Il désignait Jean du menton.
"Je t'interdis de parler comme ça ! C'est ma fiancée."
S'indigna William en riant.
Ils s'observèrent quelques instants en silence, d'un air tendu, puis éclatèrent de rire en même temps. William prit affectueusement Trent par les épaules.
"C'est fini, Trent. William est de retour et la fête recommence !"
Trent ouvrit grands ses yeux, plein d'espoir.
"C'est vrai , William, c'est vraiment vrai, tu ne me racontes pas d'histoires !"
"Non ! Et je le prouve."
Il entraîna rapidement Jean et Trent vers la sortie.
"Nous allons passer une soirée formidable, et une nuit terrible, histoire de redonner le moral à ce pauvre Trent qui en a marre de gagner dix dollars la nuit pour se biturer !"
Ils s'installèrent dans la voiture, serrés tous les trois sur la banquette avant.
"J'ai toujours aussi faim."
Remarqua le tas tassé entre les deux garçons.
"On s'en occupe tout de suite !"
William embraya et, désignant la jauge affirma.
"Mais d'abord, on va faire brouter notre cheval de métal."
L'automobile dévala Main Street et s'engagea à toute vitesse dans une rue perpendiculaire , avant de venir freiner devant les pompes de la station service de Fred Coppola. La station était déserte, et seuls deux lampadaires municipaux l'éclairaient.
Ils attendirent patiemment pendant deux minutes, puis William se mit à klaxonner, tout en hurlant.
"Y'a quelqu'un ? Y'a quelqu'un ?"
Trent jaillit de la voiture et se précipita vers la portière de William. Au passage, il s'était emparé d'une vieille casquette qui traînait sur des bidons d'huile.
"Voilà, m'sieur, voilà !"
Il imitait l'accent traînant du Sud.
"Faut pas vous énerver comme ça, m'sieur. Faut garder vot' souffle, m'sieur."
Il découvrit ses dents dans un large sourire.
"Essence ?"
"Occupe toi plutôt des autres, Tom, ne te dérange pas. Je vais me servir tout seul."
William passa le bras par la vitre et tapota affectueusement la joue de Trent-Tom.
"Je crois que le pauvre est complètement débordé. J'ai l'impression qu'il n'aura pas le temps d'encaisser."
Devant la voiture, Trent faisait mine de s'affairer, passait une peau de chamois imaginaire sur un pare-brise imaginaire aussi.
William s'empara du pistolet distributeur et entreprit de remplir le réservoir. Sur le volucompteur les chiffres défilaient à toute allure. Puis des litres d'essence refoulèrent, trempant William.
Trent s'approcha.
"Z'êtes de passage, m'sieur, c'est pas une ville pour voyage de noce, ici!"
"Eh ! Votre chemise est dégueulasse, pleine de tâches et tout !"
"Je sais, m'sieur, c'est le métier qui veut ça, y'a trop à faire, m'sieur."
"Mais non, mais non, y'a sûrement quelque chose à faire."
D'un mouvement brusque William braqua le pistolet distributeur vers Trent et l'aspergea d'essence des pieds à la tête. Trent suffoquait. Il se jeta sur l'autre volucompteur, agrippa le pistolet, et pressant la détente, expédia une giclée d'essence sur William.
"Vous êtes fous, ou quoi ?"
Hurla Jean de l'intérieur de la voiture. Elle était partagée entre le fou rire et l'indignation. Il lui restait assez de lucidité pour penser à remonter les vitres et verrouiller les portières.
William et Trent avancèrent, pistolet aux poings, vers la portière de Jean. Ils avançaient en ondulant des hanches. Parvenus devant Jean, ils glissèrent leurs pouces dans les passants de leurs pantalons puis, utilisant le ton caractéristique des mauvais westerns.
"Oui, M'dame. Mon copain et moi on est fous, oui... Oui, fous de vous. Seulement voilà, on veut pas être deux sur le coup. De toute façon, tant que l'un de nous sera vivant, y'aura pas de place au soleil pour l'autre !"
Les deux garçons reculèrent de quelques pas en se tournant le dos. Vivement, William se retourna, lâcha sur son adversaire une rafale d'essence, le noyant presque. Trent réagit à son tour, et la bataille s'engagea, farouche, jusqu'au moment où le pistolet de William lui échappa. William leva les bras lentement.
"OK, Trent, tu as gagné."
Tout en parlant il se rapprocha des bidons d'huile.
"Elle est à toi, tu peux la garder, soyez heureux."
D'un élan brusque il lui lança un des bidons mal fermés. Trent le reçut en pleine face. La bataille reprit plus farouche encore.
Dans la voiture, Jean battait des mains.
"Stop !"
"C'est fini ?"
"J'ai une autre idée, si on faisait l'avion ?"
"Le quoi ?"
"L'avion, le Boeing, quoi ! Tu connais pas ? Passe moi les bidons d'huile."
Trent obéit, William souleva le capot de la voiture et déversa toute l'huile sur le moteur. L'huile se mit à grésiller et une fumée âcre souleva le coeur de Jean.
"Vite ! Attachez vos ceintures et défense de fumer !"
Hurla William en s'installant au volant.
La voiture démarra dans un crissement de pneus, suivie d'un panache de fumée noire.

A cet instant précis, Dave Greenburg, le caissier de la Fourth National Bank, traversait la rue par le passage protégé qui allait de la mairie au poste de police. Il portait une mallette dans une main, et un poste de radio dans l'autre. C'était le dernier habitant de la ville, pas par le nombre, mais par la hiérarchie. Des dix neuf habitants, dignes de ce nom, restant à Spencer City il était le dernier. Sans compter Albert le ramasseur de papiers gras, ni Dummy le moins fou des fous parmi les fous, que le maire avait sorti de l'asile pour l'avoir comme chauffeur.
Sa position, il l'avait acquise grâce à sa souplesse de caractère, à son savoir dire merci chaque fois que le directeur de la banque lui remettait sa paye. A sa fidélité, aussi. Lors des revendications des citoyens, il savait renseigner les responsables des intentions des fauteurs de troubles. tout le monde le craignait parmi les petits, et cela lui suffisait.
Maintenant il était le dernier, celui qu'on ne ménage plus, celui à qui on ne demande plus de service. Il avait bien essayer de s'introduire à Tilt House pour renseigner le shérif, mais là-bas, la vie était impossible. Il lui fallait balayer, ramasser les déchets et travailler la terre. Il n'avait pas, à cinquante ans, l'intention de ressembler à ces vagabonds. Célibataire et pauvre, il était décidé à dépenser l'argent de la banque que personne, ici, n'utilisait plus. Humilié, ça il l'était, ailleurs, sur la côte ouest avec de l'argent il pourrait redevenir un homme. Il ne savait pas qu'il lui restait que sept secondes à vivre.
Le Boeing de William et Trent déboucha dans Main Street, piégeant Dave Greenburg dans ses phares. Dave s'immobilisa une seconde de trop.
L'avion arrivait sur lui.
"Quoi qu'on fait ?"
"Bof ! Ecrase le."
L'avion-voiture tangua comme dans un mauvais trou d'air, puis reprit une trajectoire parfaite.
Jean se retourna pour constater que Dave Greenburg était bien passer de la verticale à l'horizontale.
"Merde ! Tu l'as fait !"
William prit un air modeste.
Oh, ce n'était rien du tout, un rien du tout !"
L'avion passa devant le super marché. Jean passa un bras autour du cou de William.
"Ca me fait penser que j'ai faim, tu sais ?"

L'homme sortit à reculons, des panoplies pour adulte sous un bras. Il tenait d'une main une carabine qu'il dirigeait sur un type aux bras chargés de paquets. L'homme à la carabine tira. L'autre empêtré de paquets, trébucha et s'écroula devant le super marché.
"Fais pas le con avec ces choses là."
Trent regardait fixement le trou étoilé dans la vitrine au-dessus de lui. Jean, blême, poussa la porte. Son regard indiquait la peur. Elle était entièrement recouverte de farine, et tenait dans les bras les quelques bouteilles d'alcool qui n'avaient pas encore été pillées dans ce super marché abandonné.
William n'était pas un jeune chien fou. Il était cinglé ! Son père avait du le faire soigner à plusieurs reprises, suites à des incartades qui avaient manqué nuire à sa carrière d'homme politique. La dernière en date avait été le massacre de neuf vaches dans le corral de Haggerty. Cela lui avait coûté quelques milliers de dollars pour bien étouffer l'affaire.
William donna des grandes claques à Jean pour lui enlever la farine. Elle grimaçait de douleur à chaque coup assené. La connerie de Jean consistait à supporter tous les caprices des gens de meilleure origine qu'elle. Elle était prête à risquer sa vie pour pouvoir affirmer qu'elle sortait avec les jeunes gens de la haute société. William s'en donnait à coeur joie. Trent souriait bêtement, épaté.

Les Jack passaient par là. Dans Main Street, les plus fondus parmi les fondus traversaient la ville. William les bras ballants suivit des yeux la Fleetwood présidentielle. Trent, Jean et William regardaient passer plus cons qu'eux.
Les Jack, hommes de main de Mister White, dans leur uniforme beige clair, roulaient au pilotage automatique, en plein vol de nuit. Rond, défoncé, Djeck le moins saoul se tenait tout droit à l'arrière, les deux mains sur les sièges avant. Par instants, il rattrapait son équilibre menacé, sans un regard pour le salut militaire que lui adressait son plus fervent admirateur : William Farrow.
La voiture disparue, Jean revint à ses problèmes de bouche.
"Quand est-ce qu'on mange ?"
"Le plus sympa, c'est la maison du docteur Kennedy. C'est la plus confortable."
Trent ramassa ses paquets en même temps qu'il proposait. William le suivit, il n'y avait plus aucun connard de travailleur à qui chercher des noises dans Main Street. Plus aucune fille à qui prouver n'importe quoi.

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